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« Notre avenir en Afrique ne doit pas dépendre de la géopolitique mondiale »

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LA TRIBUNE AFRIQUE – La BAD a organisé (ou participé) ces derniers mois plusieurs conclaves où il était question de mobilisation financière. Au milieu de tous ces rendez-vous, quelle est véritablement la valeur ajoutée de l’AIF ?

AKINWUMI ADESINA, Président de la BAD – Notre objectif avec l’AIF est clairement défini. Il s’agit de donner l’opportunité aux investisseurs de miser dans des projets structurants et rentables. En 2018, année de lancement du Forum à Johannesburg, nous avons récolté 38,7 milliards de dollars d’intérêts d’investissement en Afrique en moins de 72 heures. En 2019, nous sommes ressortis avec 41 milliards de dollars. Cette année, nous avons eu une édition des Market Days en distanciel en mars où nous avons reçu 32,4 milliards de dollars d’intérêts d’investissement en Afrique, tandis que lors de cette édition d’Abidjan -la première en présentiel depuis 2019, les banques multilatérales comme la nôtre, les banques bilatérales et les chefs d’Etats ont réussi à mobiliser 31 milliards de dollars d’intérêts d’investissement dans différents projets à travers le continent. Cela donne lieu un total d’intérêts d’investissement de 63,4 milliards de dollars en 2022.

L’AIF est donc porteur d’une valeur ajoutée pour le continent qui n’existait pas avant. Je vous donne un exemple : pour un pays comme le Mozambique, nous avons mobilisé les ressources et clôturé les financements sur la plateforme de l’AIF en 2018 pour le projet de GNL à 24 milliards de dollars. Cela reste inédit ! C’est le plus gros investissement direct jamais réalisé en Afrique à ce jour.
Je prendrai aussi l’exemple du Ghana. Il est le deuxième producteur de cacao au monde derrière la Côte d’Ivoire, mais fait l’exportation de fèves de cacao. Nous avons mobilisé les investisseurs (la BAD, le Crédit Suisse et les autres investisseurs mondiaux dont les Japonais) pour rassembler un financement de 600 millions de dollars, afin d’augmenter la productivité des plantations de cacao et atteindre 1 million de tonnes additionnelles. Ces investissements sont également utiles pour l’installation de nouveaux équipements (systèmes de stockage, systèmes de transformation, …). L’AIF existe donc pour le développement de projets. Nous développons les projets, nous les dérisquons et nous en accélérons le financement, tout en développant la culture du financement.

L’Afrique est à la croisée des chemins en matière de développement, dans un monde lui-même à la croisée des chemins sur le plan géostratégique. Le nouvel ordre mondial qui semble se dessiner suite aux tensions géopolitiques actuelles ne compromet-il pas, à votre avis, le développement de notre continent dont les échéances se raccourcissent avec notamment l’agenda 2030 des Nations Unies ?

L’ordre mondial créé après la deuxième guerre mondiale (le multilatéralisme) a conçu une certaine architecture financière au travers des institutions qui ont été créées à cette époque, dont notre continent était absent. Et je pense que le moment est venu de revoir cette architecture financière mondiale en ce qui concerne l’Afrique, afin de prendre en compte nos besoins.
Les crises récentes démontrent bien cette réalité. Considérons le cas de la Covid-19 : le système n’a pas beaucoup aidé l’Afrique. Quand les pays occidentaux avaient leurs vaccins, le continent africain était laissé pour compte. Jusqu’à présent, nous avons seulement environ 12% de notre population vaccinée, tout simplement parce que le système de santé mondial ne l’a pas favorisé. La leçon tirée est que l’Afrique doit prendre son destin en main. C’est la raison pour laquelle, au sein de la BAD, nous avons dit que notre continent ne peut dépendre des autres pour la santé et la sécurité de ses populations. Nous avons donc développé une stratégie pour la construction d’infrastructures sanitaires de qualité moyennant un investissement de 3 milliards de dollars. Nous allons également investir 3 milliards de dollars dans la fabrication des vaccins et des produits pharmaceutiques.

Je prendrai également le cas des Droits de tirage spéciaux (DTS) émis par le Fonds Monétaire International [FMI]. C’est l’équivalent de 650 milliards de dollars. C’est une très bonne chose. Mais la proportion accordée à l’Afrique était de 33 milliards de dollars. Avec l’espace fiscal réduit en raison de la Covid-19, les perturbations climatiques et la guerre en Ukraine, cette proportion est tellement insuffisante. Le moment est venu pour que les pays développés redistribuent une partie de ces DTS vers l’Afrique au travers d’une banque multilatérale comme la BAD. Car, nous sommes une banque notée triple A et avons la capacité d’avoir un effet de levier de quatre fois pour chaque dollar. Cela jouera un rôle important dans la reconfiguration de l’architecture financière mondiale.

Le troisième exemple que je prendrai pour démontrer à quel point l’architecture financière mondiale doit être revue concerne l’agriculture et l’alimentation. La crise russo-ukrainienne a provoqué des événements géopolitiques en Occident qui ont cependant eu un lourd impact sur l’Afrique, parce que nos pays dépendent de la Russie et de l’Ukraine pour leurs approvisionnements en engrais et en denrées alimentaires. Cette concentration n’est pas bonne. C’est la raison pour laquelle la BAD a rapidement lancé une initiative dans laquelle nous avons investi 1,5 milliard de dollars pour la production de denrées alimentaires en Afrique. A ce jour, 24 pays ont déjà été couverts et ce chiffre sera porté à 35 pays d’ici la fin de cette année. 20 millions de paysans auront accès aux engrais et à des semences améliorées adaptées au climat, afin de produire 38 millions de tonnes de denrées alimentaires d’une valeur de 12 milliards de dollars.

Ces trois exemples pour dire qu’il faut absolument que le continent africain devienne plus indépendant, parce que les situations géopolitiques changent, mais notre avenir ne doit pas dépendre de la géopolitique mondiale. Il faut que le système multilatéral serve aussi les intérêts de l’Afrique. Mais par-dessus tout, nous devons prôner notre avenir à notre manière.

Vous avez impulsez à la BAD la stratégie « High 5 » qui s’arrime à l’agenda 2063 de l’Union africaine (UA) avec comme priorités : éclairer et alimenter en énergie, nourrir, industrialiser, intégrer l’Afrique et améliorer la qualité de vie de ses populations. Comment la situation géopolitique mondiale actuelle impacte-t-elle cette stratégie ?

La situation géopolitique actuelle n’a aucun impact sur notre stratégie, parce que notre stratégie a été développée dans l’objectif de protéger les intérêts de l’Afrique. Depuis que nous avons lancé le « High 5 », notre programme et notre investissement ont eu un impact direct sur 335 millions de personnes en Afrique. Nous avons à titre d’exemple favorisé l’accès à l’énergie pour 22 millions de personnes, à la sécurité alimentaire pour 76 millions de paysans, au financement via des sociétés privées dans lesquelles nous investissons pour 12 millions de personnes… Plus de 60 millions de personnes ont vu leurs conditions de vie s’améliorer grâce à l’amélioration des systèmes de transport, plus de 54 millions de personnes ont eu accès à l’eau et l’assainissement…
Concernant l’énergie en particulier, nous avons décidé dès le départ de maximiser tout notre potentiel sur l’énergie renouvelable. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, 85% de tous nos investissements dans la production d’énergie concernent les énergies renouvelables.

Il y a aussi la question du gaz…

En effet, j’en viens. La question du gaz fait que la situation géopolitique en Europe impacte tout de même l’Afrique. Mais je voudrais dire ceci : d’une part, le gaz est important pour la sécurité énergétique de notre continent, parce que le gaz sert à alimenter nos pays en électricité ; d’autre part, le gaz est utile pour la cuisine. Nous perdons chaque année 300 000 femmes qui essaient de faire la cuisine. Est-ce vraiment une raison pour laquelle une personne devrait perdre la vie ? En Europe les gens font tranquillement la cuisine au moyen du gaz et en Afrique il y a des pertes en vie humaines faute de gaz dans les cuisines. Ce n’est pas normal !
Par ailleurs, le système de transport en Afrique utilise le gasoil polluant. Or, si nous utilisons le gaz condensé, cela va réduire l’émission, mais aussi la déforestation et la perte de la biodiversité sur notre continent.

En Europe aujourd’hui, la guerre en Ukraine a changé la perspective. Dès que la Russie a fermé le robinet du gaz, cela a débouché sur une crise énergétique chez eux. Ils ont donc besoin de diversifier leurs sources d’approvisionnement en gaz. Nous avons aujourd’hui beaucoup de gisements de gaz partout en Afrique : Tanzanie, Mauritanie, Sénégal, Nigeria, Angola, Algérie, … L’Afrique peut donc être une source d’approvisionnement en gaz pour l’Europe. D’ailleurs en raison de la situation géopolitique, plusieurs leaders européens ont visité plusieurs pays africains, cherchant à avoir accès au gaz.

Si le gaz est bon pour l’Europe, pourquoi ce serait mauvais pour nous ? Ce qui est bon pour l’Europe l’est aussi pour l’Afrique. Nous devons être libres, tout comme l’Europe, d’utiliser notre gaz pour nous développer. Nous sommes donc résolus à maximiser les énergies renouvelables, tout en exploitant notre gaz. Et je sais que ce n’est pas l’idéologie qui donne l’énergie, c’est le pragmatisme qui donne l’énergie et nous sommes pragmatiques.

Vous êtes le chantre d’une Afrique qui se nourrit par elle-même grâce à ses immenses et fertiles terres arables (60% des terres arables mondiales). Alors que l’agriculture devient un centre d’intérêt pour les entrepreneurs (femmes, hommes) et le monde financier (les fonds d’investissement), on estime tout de même qu’il reste encore beaucoup à faire. Quel regard portez-vous sur l’évolution agricole de notre continent ?

Je sais une chose et je l’ai toujours dit : la richesse de l’Afrique est dans l’agriculture. L’Afrique détient aujourd’hui 65% des terres arables au monde. Cela veut dire que le futur de l’alimentation mondiale dépend de ce que l’Afrique fait de son agriculture. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé depuis longtemps à éveiller les consciences pour dire : parfois vous traversez le diamant et vous pensez que c’est le caillou. Mais il faut plutôt regarder, parce que le potentiel de l’agriculture et de l’agribusiness en Afrique d’ici 2030, soit dans huit ans, sera de 1 000 milliards de dollars au minimum. Nous ne devons pas donner ce marché aux autres, nous devons plutôt nous en servir pour booster nos économies.

Aujourd’hui quand je vois comment les jeunes s’engagent ou investissent dans l’agriculture, je suis vraiment satisfait. Le vice-premier ministre de Namibie me dit par exemple : ‘President Adesina mon fils est avocat, mais il s’est engagé dans l’agriculture et c’est votre plaidoyer qui l’y a encouragé’. Mais le jeune homme ne me connaît pas. Aujourd’hui, il fait dans l’agriculture commerciale. Cela est très encourageant.

Mais il y a effectivement des défis. L’accès à la terre est un défi pour les jeunes, de même que leur accès au financement. Il faut résolument des politiques visant à encourager les entreprises des jeunes dans tous les domaines. C’est la raison pour laquelle à la BAD nous sommes en train de développer ce que nous appelons les banques d’investissement dans l’entrepreneuriat des jeunes en Afrique. Ce seront les nouvelles banques spécialisées dans le financement des entreprises des jeunes, y compris ceux évoluant dans l’agriculture. Les jeunes sont notre atout en Afrique. Mais si ces jeunes n’ont pas les ressources nécessaires pour transformer leurs idées en business qui favorisent la croissance économique, ce n’est pas à notre avantage. Il faut qu’on les soutienne.
 

« Je ne soutiens pas qu’un pays africain utilise ses ressources naturelles pour financer la dette. La vérité est qu’une telle politique appauvrit le pays sur le long terme. »

Le niveau d’endettement des pays africains a beaucoup fait débat ces dernières années. Les différentes mobilisations financières actuelles, faites de prêts, ne devraient-elles pas se faire avec précaution au risque d’aggraver davantage la dette des pays en ces temps difficiles ?
Je pense qu’il est important de comprendre pourquoi la situation de la dette est telle qu’elle est aujourd’hui. Pour parler déjà de ces deux dernières années, la crise sanitaire -y compris la crise économique provoquée- a considérablement rétréci l’espace fiscal des pays africains. D’autre part, le continent enregistre d’importantes pertes, entre 7 et 15 milliards de dollars par an, en raison des changements climatiques. Or, nous ne sommes pas à l’origine de ces dérèglements climatiques. La part de l’Afrique dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre n’est que de 3%, mais nous souffrons et cela va en s’empirant. Les pertes de nos économies vont atteindre 50 milliards par an d’ici 2030. Pour contrer cela, l’Afrique a besoin d’au moins 125 milliards de dollars par an, mais le continent ne reçoit aujourd’hui que 18 milliards de dollars. Il y a donc un gap d’environ 110 milliards de dollars.
J’estime qu’il faut tenir compte de tous ces aspects quand on parle de la situation de la dette en Afrique, sans oublier la guerre en Ukraine dont les effets, comme je le disais tantôt, sont tranchants sur nos économies.

Mais au-delà de tout, je voudrais préciser qu’une grande partie de la dette de l’Afrique a été contractée pour combler le déficit en infrastructures. Les gouvernements ont procédé ainsi parce que le niveau de financement concessionnel qui provient de toutes les banques multilatérales de développement dans le monde a baissé dans le temps, surtout en provenance des banques bilatérales. A titre d’exemple, le pourcentage de la dette de l’Afrique auprès du Club de Paris en 2010 était à 54%, aujourd’hui, la dette concessionnelle est tombée à 24%. Cependant, la dette provenant du secteur privé sur cette période qui était de 10% en 2010 est montée à 44% aujourd’hui. Or, la dette commerciale est coûteuse.

« Régler le problème de la dette en Afrique passera aussi par une implication plus importante du secteur privé dans le financement des infrastructures. »

Pour régler ce problème, il faut augmenter le niveau de la dette concessionnelle pour financer les économies africaines. C’est le rôle que joue le Fonds Africain pour le Développement (FAD), créé par la BAD. Nous sommes actuellement dans la phase de reconstitution du fonds et espérons mobiliser suffisamment de ressources à la clôture de cette période.
L’autre remède au problème de la dette est d’optimiser au mieux les droits de tirage spéciaux [DTS], comme je le disais tantôt. En outre, je ne soutiens pas qu’un pays africain utilise ses ressources naturelles pour financer la dette. La vérité est qu’une telle politique appauvrit le pays sur le long terme. De plus, régler le problème de la dette en Afrique passera aussi par une implication plus importante du secteur privé dans le financement des infrastructures. Il ne faut pas que l’Etat soit seul à s’occuper de l’investissement dans les infrastructures.

Enfin, il faut véritablement renforcer la transparence dans la gestion de la dette. On ne peut pas gérer ce qu’on ne connaît pas. Il faut de la clairvoyance sur le réel niveau d’endettement des pays. C’est d’ailleurs pour contribuer à changer les choses que la BAD a créé une académie sur la gestion de la fiscalité de l’Etat.

A Washington, en prélude à la COP 27, vous avez envoyé un signal aux pays développés, leur demandant de mobiliser les 100 milliards de dollars promis pour soutenir le financement de l’action climatique en Afrique. Répondre au défi du climat n’est-ce qu’une question de finance ? Une stratégie claire et efficace de la part de tous les pays n’est-elle pas aussi une condition à la victoire climatique ?

Le mégawatt de paroles a pour la plupart abouti à zéro financement pour l’Afrique. L’Afrique souffre et a besoin de ressources et ce n’est pas une question de parole, mais de financement.

La sécheresse n’envoie pas un email pour dire : « Je viens ». L’inondation n’envoie un Whatsapp pour dire : « Je viens ». Ce sont des chocs qui nous surprennent et nous en subissons les conséquences. Il faut qu’à Charm el-Cheikh, les pays développés respectent leur engagement de donner 100 milliards de dollars par an.

Je rappelle que le déficit de financement climatique pour l’Afrique est de 110 milliards de dollars. L’apport promis par les pays développés ne règle donc pas complètement la situation. La COP 27, que nous appelons la COP africaine, doit livrer les résultats pour l’Afrique.
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